Friday, July 21, 2006

Harpe d'Eole




A un luthier ami ai demandé de fabriquer une harpe d'Eole
d'un mètre de haut, en bois d'Oregon et de dix cordes vêtue
de diamètre inégal afin que le vent dans cette viole
puisse à son aise dérouler couplets et rhapsodies de son cru

Et en effet, plus vaste que le chant des baleines dans l'émeraude liquide
plus énigmatique que les variations des pulsions intergalactiques
la harpe a résonné, vibré, transmis d'Eole ses harmoniques Atlantides
de l'univers fidèlement traduit le calme profond comme ses envolées séraphiques

Tantôt j'oyais murmurer les bouches d'ombre chères au père Hugo
et trembler l'inexprimable souffle des premiers instants de la création
tantôt l'instrument se taisait puis dans l'entame d'un soudain crescendo
semblait vouloir extirper de l'univers toute la gamme de ses inépuisables sons

Saisi, j'étais sûr que cette musique
parce qu'engendrée sans distorsion humaine
devait posséder de réelles vertus thérapeutiques
pouvoir apaiser nos crimes, larmes et migraines

Puisque sa vibration, expression de la simplicité originelle
renvoie au branlement de nos cellules et chromosomes
en se soumettant à elle ne se peut-il pas que l'on démêle
par chance le désordre installé dans nos neurones ?

Fort de cette folle idée aussitôt ai-je fait imprimer des affiches
placardées chez le boulanger, le pharmacien, dans la rue, au bar
de mon quartier, appelant les gens, pauvres ou riches
tel jour à telle heure à venir écouter d'Eole la fanfare

Bien entendu pas une âme n'est venue assister à cette performance
au jardin du Pharo, par-dessus le Vieux-Port de l'antique Marseille
l'événement est passé inaperçu - je n'avais aucune chance
de transformer en bonne réalité folie pareille

Mon Dieu, de quelle ambition suis-je donc l'esclave
crois-je vraiment des gens "pauvres ou riches" soulager les maux
intéresser à mon affaire des Français, moi qui suis né batave
qu'ai-je donc à leur dire mon mot ?

Cependant la harpe a résonné puissamment par-dessus les ondes
au mistral ma bannière a déployé ses couleurs
et même, seul au promontoire, avec personne à la ronde
j'ai senti dans ces cordes passer la fureur d'un bonheur vainqueur

Quelques piafs sautillaient aux alentours dans la poussière
sous l'azur le grand bleu s'étalait d'une égale fraîcheur
qu'elle est belle Seigneur ta lumière, et comme j'étais fière
d'avoir sonorisé et ouï le battement de Ton insondable coeur

Puis j'ai repris le chemin de retour, la harpe sous le bras
la bannière autour de la hampe soigneusement enroulée
évitant les étrons, noyé dans la puanteur et le pugilat
des bagnoles, dégrisé au milieu d'un banal concert de klaxons déchaînés

Qu'y a-t-il de plus réel, les rixes dans les rues
le combat incessant au pied des feux rouges, les mornes mémés à toutou
le béton des immeubles, l'avide frénésie de cette cohue
ou ma splendide harpe et moi la-haut, tout à fait fou ?

Je ne sais, eux peut-être, ou pas. Va savoir
que peuvent peser les accords d'Eole face aux fureurs urbaines
si peu, rien du tout, euphorie dérisoire
mais qui eut lieu et qui fut mienne


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