Saturday, July 22, 2006

Portrait de Dame Vérité











Cet été sans ciller ai peint Dame Vérité
en sept jours l'ai couchée sur la toile
assise, un peu pensive sous un léger voile
comment elle est venue je ne sais
 
Elle naquit de l'éther
puisque je la vis se dessiner
nue sortir de l'éternité
l'esprit tout en chair

Puis peu après elle se détacha du tableau
et s'assit au milieu d'un magnifique jardin
le sien bien sûr, d'Eden l'écrin
à merveille parfumé, voluptueusement beau

De sa bouche flue l'eau vive
ruisseaux de cocagne
cascades de champagne
en jaillissent, jouissives

Pudique mais pas farouche
elle se laisse approcher de très près
- ça m'a fait un drôle d'effet
d'embrasser tout doux sa jolie bouche

Et sa source ne tarit pas 
sans cesse elle se renouvelle
un mélange de lait, de vin et de miel
du juste l'exacte éclat

Quelques oiseaux pépient autour d'elle
des fleurs s'ouvrent en mains, énormes
à l'horizon, de nouvelles formes
recueillent les ruissellements du ciel

Me suis longuement rincé les yeux
à la contempler amoureusement
le brouillard s'est levé rapidement
je fus inondé de la clarté de ses cieux

Nul besoin de parler pour la Belle
à elle seule sa présence suffit
- pu poser mes pinceaux, ravi
de leur avoir prêté ses ailes

Puis, sans me troubler, ai croqué Dame Beauté aussi
en quelques traits l'avais assise sur mes genoux
la jolie me remercia tout doux
de lui avoir donné si bonne vie

"je t'aime bien ô mon bel artiste
me fit la céleste chérie, "tu es une vraie éponge
tu m'aspires jour et nuit, et même dans tes songes
tu fais de moi encore ton seul souci en équilibriste

Je te vois te démener
remuer ciel et terre
les mots, les sons et les vers
t'obéissent ravis, légers

C'est moi qui guide ta main
par toi j'aime surgir à la surface
tes doigts qui me caressent sans lasse
me font naître dans notre jardin

Eden c'est toi mon amant magnifique
mon serviteur sans prétention
tu es le pinceau de mon mont Sion
toi, mon enlumineur unique !"

Ne sachant pas quoi lui répondre
je l'ai embrassée sur la bouche
depuis, plus je la touche
plus je me sens fondre

Brossé j'ai encore Dame Justice
en quelques gestes je l'avais en balance
"regarde-moi bien" fit la môme en langue de France
"je suis la plus mystérieuse de toutes tes miss !

Soeur Vérité et Soeur Beauté m'ont précédée
bien t'en a pris mon bon soldat
c'est d'elles que je reçois ce avec quoi
sans erreur par toi je puis m'exprimer"

Enfin, en prenant tout mon temps, j'ai suscité Dame Venus
mais elle, elle je la garde pour moi
pour être soumise à sa loi
plume se fait ici mutus

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Onbevreesd schilderde ik deze zomer Vrouwe Waarheid
binnen zeven dagen had ik haar op 't linnen
kruiselings zittend, ietwat peinzend, onder een blanke voile
- hoe zij gekomen is mag Joost weten

zij ontspruit uit de ether
ik zag hoe zij zichzelf te voorschijn toverde
naakt zo uit de eeuwigheid stapte
geest geheel gehuld in zacht roze vlees

dan al snel trok ze zich los van het doek
en zette zich neer in een heerlijke tuin
de hare natuurlijk, Eden's juweel
duizelingwekkend geparfumeerd, weelderig en schoon

kuis maar niet schuw
kun je tot heel dicht bij haar komen
't was een onvergetelijke ervaring
haar heel zachtjes op de mond te kussen

over haar lippen vloeit levend water
stromen van cocagne
cascades van champagne
spuiten er dol naar buiten

en nooit droogt haar bron op
steeds weer opnieuw is zij nieuw
een mengsel van melk, wijn en honing
van wat juist is de exakte pracht

uitvoerig heb ik mijn ogen gespoeld
door haar langdurig te aanschouwen
de mist trok al snel op
en werd ik gedrenkt in haar hemels licht

wat vogeltjes tjilpen om haar heen
bloemen ontvouwen zich als enorme open handen
aan de horizon, nieuwe vormen
oogsten van de hemel de verrukte vloeden

de Schone hoeft niet eens te spreken
haar présence alleen al voldoet
- kon mijn penselen neerleggen, blij
hen haar vleugels te hebben verleend

Friday, July 21, 2006

Harpe d'Eole




A un luthier ami ai demandé de fabriquer une harpe d'Eole
d'un mètre de haut, en bois d'Oregon et de dix cordes vêtue
de diamètre inégal afin que le vent dans cette viole
puisse à son aise dérouler couplets et rhapsodies de son cru

Et en effet, plus vaste que le chant des baleines dans l'émeraude liquide
plus énigmatique que les variations des pulsions intergalactiques
la harpe a résonné, vibré, transmis d'Eole ses harmoniques Atlantides
de l'univers fidèlement traduit le calme profond comme ses envolées séraphiques

Tantôt j'oyais murmurer les bouches d'ombre chères au père Hugo
et trembler l'inexprimable souffle des premiers instants de la création
tantôt l'instrument se taisait puis dans l'entame d'un soudain crescendo
semblait vouloir extirper de l'univers toute la gamme de ses inépuisables sons

Saisi, j'étais sûr que cette musique
parce qu'engendrée sans distorsion humaine
devait posséder de réelles vertus thérapeutiques
pouvoir apaiser nos crimes, larmes et migraines

Puisque sa vibration, expression de la simplicité originelle
renvoie au branlement de nos cellules et chromosomes
en se soumettant à elle ne se peut-il pas que l'on démêle
par chance le désordre installé dans nos neurones ?

Fort de cette folle idée aussitôt ai-je fait imprimer des affiches
placardées chez le boulanger, le pharmacien, dans la rue, au bar
de mon quartier, appelant les gens, pauvres ou riches
tel jour à telle heure à venir écouter d'Eole la fanfare

Bien entendu pas une âme n'est venue assister à cette performance
au jardin du Pharo, par-dessus le Vieux-Port de l'antique Marseille
l'événement est passé inaperçu - je n'avais aucune chance
de transformer en bonne réalité folie pareille

Mon Dieu, de quelle ambition suis-je donc l'esclave
crois-je vraiment des gens "pauvres ou riches" soulager les maux
intéresser à mon affaire des Français, moi qui suis né batave
qu'ai-je donc à leur dire mon mot ?

Cependant la harpe a résonné puissamment par-dessus les ondes
au mistral ma bannière a déployé ses couleurs
et même, seul au promontoire, avec personne à la ronde
j'ai senti dans ces cordes passer la fureur d'un bonheur vainqueur

Quelques piafs sautillaient aux alentours dans la poussière
sous l'azur le grand bleu s'étalait d'une égale fraîcheur
qu'elle est belle Seigneur ta lumière, et comme j'étais fière
d'avoir sonorisé et ouï le battement de Ton insondable coeur

Puis j'ai repris le chemin de retour, la harpe sous le bras
la bannière autour de la hampe soigneusement enroulée
évitant les étrons, noyé dans la puanteur et le pugilat
des bagnoles, dégrisé au milieu d'un banal concert de klaxons déchaînés

Qu'y a-t-il de plus réel, les rixes dans les rues
le combat incessant au pied des feux rouges, les mornes mémés à toutou
le béton des immeubles, l'avide frénésie de cette cohue
ou ma splendide harpe et moi la-haut, tout à fait fou ?

Je ne sais, eux peut-être, ou pas. Va savoir
que peuvent peser les accords d'Eole face aux fureurs urbaines
si peu, rien du tout, euphorie dérisoire
mais qui eut lieu et qui fut mienne


Portrait d'un Poète

Théophile de Viau, 1590-1626